Collecte de données en ligne

Le chargé de veille : un métier menacé ?

Je vous invite, tout d’abord, à aller lire l’excellent billet de Yannick Harrel . L’analyse est à la fois pertinente et inquiétante.

L’inquiétude vient notamment de la définition extensive de l’intelligence économique :  « activités privées de sécurité consistant dans la recherche et le traitement d’informations sur l’environnement économique, commercial, industriel ou financier d’une ou plusieurs personnes physiques ou morales, destinées soit à leur permettre de se protéger des risques pouvant menacer leur activité économique, leur patrimoine, leurs actifs immatériels ou leur réputation, soit à favoriser leur activité en influant sur l’évolution des affaires ou les décisions de personnes publiques ou privées »

Dans sa réponse du 10 juillet 2009, Hervé Séveno, Président de la FePIE, opposait le caractère « noble » de la conception anglo-saxonne de l’IE au caractère suspect qu’il revêt en France. Le caractère extensif de la définition proposée reflète clairement la méfiance du législateur envers l’Intelligence Economique. Une méfiance illustrée par une médiatisation d’officines dont les activités ont peu à voir avec l’Intelligence Economique. Certaines serviraient même de paravent aux services de renseignement étrangers. Mais pour M.Seveno, la loi LOPPSI 2 sera une opportunité de moraliser la profession.

Cette définition de l’Intelligence Economique retient l’attention : l’Intelligence Economique servirait à favoriser l’activité d’une entreprise en influant sur l’évolution des affaires ou les décisions de personnes publiques ou privées.

Il est absolument exact d’affirmer que l’une des missions de l’Intelligence Economique est la conduite d’actions d’influence. Mais il convient de rappeler qu’en France, la notion d’influence suscite encore trop souvent des réactions de crainte et de rejet, de par son assimilation à des manoeuvres de manipulation. Ainsi définie, l’Intelligence Economique apparaît comme une menace qu’il convient de circonvenir. Pour mémoire, cette conception de l’influence est typiquement française, les anglo-saxons n’ayant pas une vision aussi pécheresse de l’influence.

Par ailleurs, une distinction essentielle à la compréhension de l’activité a pourtant été ignorée des rédacteurs du projet : la différence entre la Veille et l’Intelligence Economique. La veille consiste à rechercher, collecter et transmettre des informations. L’intelligence économique se propose d’exploiter ces informations dans des cadres divers : élaboration de stratégies, influence, protection du patrimoine immatériel de l’entreprise (savoir-faire, réputation…) en cas d’attaque informationnelle. C’est un peu comme mettre dans le même panier le pêcheur qui attrape le poisson et la cuisinière qui le prépare. Le pêcheur ne saurait endosser la responsabilité du manque de talent de la cuisinière. C’est pourtant dans le même filet législatif que les deux se retrouvent.

Il reste que cette définition extensive risque de prendre dans ses filets d’autres poissons que les officines d’Intelligence Economique initialement visés :

– Les sociétés chargées de produire et délivrer des études de marché : il s’agit bien de pêcheurs d’informations. Leur mission consiste à rechercher et collecter de l’information sur l’environnement économique d’une personne morale. Pourtant, la mission première de ce type d’entreprise n’est nullement une mission d’Intelligence Economique. Ces sociétés ne jouent aucun rôle opérationnels, et ne sauraient être responsables de l’utilisation des informations qu’elles fournissent.

Les éditeurs d’application : ces sociétés commercialisent des solutions de collecte d’informations sur Internet. Là encore, il s’agit de pêcheurs…

– Les agences de communication qui utilisent la collecte d’informations pour mesurer la réputation de leurs clients, et leur proposer des solutions appropriées telles que : sites Internet, blogs d’entreprises, application Facebook…Il ne s’agit donc pas d’acteurs de l’Intelligence Economique stricto sensu.

Toutes les entreprises, tous secteur d’activité confondu, qui entretiendraient en leur sein un service « Veille«  ou « Marketing« . Car, rappelons le, le Marketing se propose de favoriser l’activité en influant sur l’évolution des affaires. Car lancer une campagne publicitaire est clairement un moyen d’influer sur les ventes du produit, donc sur l’évolution des affaires.

– Et, pour finir cette liste digne de Jacques Prévert, une question : les établissements privés d’enseignement qui dispensent des cours d’Intelligence Economique et/ou délivrent des diplômes devront-ils être agréé par le Ministère de l’Intérieur ? Rien, dans le projet, ne permet de l’affirmer, mais rien ne l’exclut non plus.

Si le projet de loi passait en l’état, l’adaptation à ces nouvelles dispositions législatives pourraient manifester leurs effets sur plusieurs plans :

Un marché de l’emploi asthénique :  le marché de la Veille et de l’Intelligence Economique, qui entre déjà dans la catégorie des marchés cachés, se trouverait encore moins visible. D’où la difficulté accrue pour de jeunes diplômés de trouver des débouchés professionnels. Sauf à aller les chercher dans des Etats européens moins « complexés de l’IE« , où ils mettront en avant leur connaissance du tissu économique français. Cela provoquerait alors une fuite des talents préjudiciable pour l’ensemble de l’économie française. Par ailleurs, une désaffection de l’intérêt pour ces formations viendrait raréfier le vivier des compétences, à l’heure où l’on essaie de sensibiliser les PME à l’utilité de la Veille et de l’Intelligence Economique. Par ailleurs, cela pourrait considérablement ralentir les entreprises positionnées sur le marché de la réputation en ligne, qui connaît une progression sans frein. N’assisterait-on pas à des opérations d’achat des « petits » par les « gros » ? A des réductions du nombre de postes ?

Des entrepreneurs démotivés : l’obligation d’obtenir une autorisation préalable d’exercer découragerait certaines entreprises, qui préféreraient changer d’activité ou aller l’exercer hors de France, quitte à se débarasser de leur personnel selon la procédure du licenciement économique, pour les plus honnêtes. Il en résulterait, à moins que les organismes publics ne crée des postes dédiés à la Veille et l’Intelligence Economique, un afflux supplémentaire de professionnels de la Veille et de l’Intelligence Economique sur un marché du travail sur lequel les offres excèdent déjà la demande des entreprises.

Un avantage concurrentiel perdu : l’activité de Veille, actuellement dévolue dans les entreprises aux stagiaires, seraient totalement externalisées. Et rien n’interdit d’imaginer que cette externalisation aille vers des officines européennes, voire hors Europe. En ce cas, les informations recueillies pourraient enrichir le patrimoine informationnel d’autres économies, et leur permettre de prendre sur les entreprises françaises un avantage concurrentiel non négligeable.

MAJ du 19 février 2010  : A ma connaissance, les seuls à faire du lobbying professionnels contre ce texte sont  le CNSP (Conseil National Supérieur Professionnel des Agents de Recherche privé).

Rappelons, en préambule, un point de Droit : lorsque deux textes de lois énonçant des dispositions spéciales se contredisent, sauf dispositions contraires, le plus récent est présumé abroger le plus ancien.

Bien que la position du CNSP soit intéressante et même fondée, sur certains points juridiques, leur intérêt pour ce texte apparaît clairement au travers de leur réponse : faire de la Veille et l’Intelligence Economique la chasse gardée des détectives privés. Le détective privé rechercherait ses informations sur le terrain, là où le chargé de Veille consulterait la toile. Détective et veilleurs font tous deux de l’IE en mode « pull » (recherche, analyse et transmission d’informations). Une appropriation par les cabinets de détectives privés du renseignement économique risque fort de déplaire aux entreprises chargées d’élaborer et de commercialiser des études de marché. Mais quelle serait la légitimité d’un détective privé pour faire de l’IE en mode « push » : mener une opération d’influence, par exemple ?

Une telle position, si elle était adoptée en l’état, aurait sur le marché de l’emploi, les conséquences précédemment décrites  : désaffection de la profession, fuite des talents et externalisation des entreprises vers des Etats européens (UE ou hors UE). (fin de la MAJ)
Dès lors, cette mise en coupe réglée par le Ministère de l’Intérieur de l’Intelligence Economique en vue d’en prévenir les abus est-elle une opportunité ou une menace pour le métier de chargé de veille ?

12 réflexions au sujet de « Le chargé de veille : un métier menacé ? »

  1. Bonjour,

    Merci d’avoir indiqué votre billet à la suite de ma brève qui a paru sur le site de l’ADDBS. J’ai ajouté pour l’instant un lien vers votre billet ainsi que celui de Yannick Harrel sur mon blog.

    Savez-vous s’il y un lobbying organisé autour de cette question ?

    N’hésitez pas à me contacter

    Bien cordialement,
    Michèle Battisti

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    1. Bonjour,

      Merci de votre intérêt pour mon billet.

      Mon retard à vous répondre vient de l’absence d’informations dont je disposais sur le lobbying autour de ce texte. Le CNSP a fourni un avis, que j’ai intégré à mon billet, sous forme de mise à jour (MAJ), avis sur lequel j’émets un point de vue.

      Je vous souhaite bonne lecture.

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      1. Grand merci.

        La solution consiste à modifier la définition donnée dans le projet de Loppsi pour ne soumettre aux dispositions requises que les « détectives privés » et non l’ensemble de ceux qui font de la veille et de l’intelligence économique (dont le champ est très vaste).

        Si l’on parvient à se mettre d’accord sur une autre définition, il conviendrait de proposer très rapidement un amendement au projet de loi aux sénateurs .

        Cordialement,
        Michèle Battisti

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  2. Sur le principe, vous avez raison.

    Il convient donc :

    – 1. de se réunir : qui ? où ? quand ? Quand : avant que le texte ne soit débattu au Sénat, de préférence. Quel serait donc le calendrier de travail ? Il faudra, en outre, jongler avec les disponibilité de chacun. Qui : la FePIE ? Un autre groupe ? Une ou plusieurs autres organisations professionnelles ? Veillelab ?
    – 2. de définir une fois pour toute l’acception d’ « Intelligence Economique » telle que visé par la LOPPSI 2. Et pour cela, se référer aux fondamentaux : Martre, Carayon…Je n’ai pas vu le discours du législateur (Ministère de l’Intérieur, je suppose) présentant le texte aux députés. Je n’ai vu que des documents partiels sur les travaux des commissions de l’Assemblée Nationale, bien qu’ils doivent exister quelque part.

    – 3. De contacter un sénateur et/ou un député (les deux seraient préférables si le texte modifié repasse devant les députés) : qui, où, de quel tendance politique ?

    A partir de là, j’avoue humblement ne pas avoir toutes les réponses…En plus, mes connaissances de lobbyiste relèvent plus du savoir que du savoir-faire.

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  3. C’est la notion d’ordre public économique qui figure dans la définition de l’intelligence économique qui risque, me semble-t-il, de rendre applicable ces dispositions à tout un secteur d’activité.

    Avez-vous des propositions à faire pour modifier cette définition ?

    Pour information, j’ai écrit un nouveau billet sur cette question mais sans être en mesure de proposer de solutions
    http://paralipomenes.net/wordpress/archives/525

    Vous pouvez me contacter à l’ADBS

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  4. Brillante analyse, très perspicace

    Le seul remède, est l’éducation, informer les entreprises de manière gratuites et le plus pédagogique possible. Une fois compris ce qu’est la Veille et L’IE leur vision s’éclaire.

    Tu mets le doigt dans un problème qui risque effectivement, et on commence à le voir, sur les entreprises qui n’arrivent pas à faire la différence entre « veille » et « intelligence economique ».

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  5. VOUS ECRIVEZ/

    Détective et veilleurs font tous deux de l’IE en mode « pull » (recherche, analyse et transmission d’informations). Une appropriation par les cabinets de détectives privés du renseignement économique risque fort de déplaire aux entreprises chargées d’élaborer et de commercialiser des études de marché. Mais quelle serait la légitimité d’un détective privé pour faire de l’IE en mode « push » : mener une opération d’influence, par exemple ?

    pouvez expliquer:

    Le mode push
    Le mode pull

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  6. Monsieur,

    J’ai répondu à votre dernier message que vous m’avez envoyé.

    Par contre je note qu’il n’y a pas d’explication sur le mode push et pull par les détectives privés.

    Je comprend que vous avez votre language technique pour pour moi qui débute qui envisage une formation en IE ou en recherche privée (détective) j’aimerai comprendre.

    Merci de votre compréhension.

    Monsieur Xavier Henri

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    1. Bonjour,

      Les termes «push» et «pull» sont surtout utilisés en marketing.

      La stratégie « Pull » consiste à communiquer à l’attention du consommateur final (ou du prescripteur) en utilisant notamment la publicité, pour l’attirer vers le produit. Alors que la stratégie « Push » vise à pousser le produit vers le consommateur, à l’aide notamment de la force de vente, de la promotion et/ou en stimulant les intermédiaires de la distribution.

      En Intelligence Economique, la démarche «Push» consiste à utiliser les renseignements obtenus à des fins d’influence ou de lobbying ou de protection du patrimoine immatériel de l’entreprise : savoir-faire, réputation, notamment. Alors que la démarche «Pull» recouvre le processus de collecte de données, leur analyse pour les convertir en renseignements et leur transmission, a des fins d’exploitation dans une démarche «Push».

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  7. Monsieur,

    Je tiens a vous remercier sincèrement de votre explication.

    Cela me permets de mieux comprendre.

    Bien a vous,

    Xavier Henri

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  8. Bonjour, je suis assez d’accord avec le problème de délimitation de l’IE.
    J’irai même plus loin: sans aller jusqu’aux études marketing, en quoi un service commercial d’une entreprise qui fait des recherches de qualification de ses fichiers (donc activité commerciale préléminaire) ne répondrait pas aux critères de définition de l’IE: l’information dans le but d’amélioration de l’activité économique de l’entreprise?

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