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Où va la veille ? Un chargé de veille veille

L’ actualité de ce début d’année s’enflamme autour de Renault : espionnage pour certains, Intelligence Economique pour d’autres.

Nombreux sont ceux qui se sont exprimés pour souligner les carences des entreprises françaises en matière de protection de leur patrimoine immatériel, le savoir-faire dans le cas de Renault. Mais le savoir-faire d’une entreprise émane non seulement des innovations technologiques, déposées ou non sous forme de brevets, mais aussi de l’humain : les collaborateurs de l’entreprise et les supports documentaires ou informatiques de ce savoir faire.

Quelle que soit la suite donnée à l’affaire par les différents acteurs publics et privés, cette affaire pose une intéressante question, celle de l’évolution en France des métiers de l’Intelligence Economique, au cœur desquels se trouvent les métiers de la Veille ? Voie royale ou voie de garage, la réponse dépendra des motivations des acteurs et des moyens qu’ils mettront en œuvre pour les réaliser.

De l’Intelligence Economique à la guerre économique

Sur le plan politique, l’examen de l’avenir des métiers de la veille portera, fort logiquement, sur les acquisitions illégales de technologies de pointe par des partenaires extra-européens ou européens, voire français. Ces acquisitions se manifesteront par des actions agressives de l’acquérant sur le patrimoine immatériel de sa victime. Cela inclut, certes, toutes les manœuvres d’espionnage et de déstabilisation,  mais aussi les attaques informatiques ou informationnelles, les tentatives réussies ou non de corruption. Mais toutes ces actions agressives ne sont pas forcément illicites, pour preuve le débauchage de cerveaux.

Quoi qu’il en soit, l’éclairage porté sur ce type d’action mettra en avant les affrontements auxquels se livrent les Etats, par entreprises interposées, autour de la notion de guerre économique, parfois au détriment de l’Intelligence Economique. Cette confusion des deux servira de point de départ à l’action politique. Plus ces actions seront multiples, et plus le besoin de défendre le patrimoine immatériel de l’entreprise sera fort. Ce patrimoine se compose de l’image de l’entreprise, mais aussi de son savoir-faire. L’image de l’entreprise renvoie directement vers la notion de réputation en ligne, tandis que le savoir-faire touche aux connaissances acquises par l’entreprise, et par déduction aux hommes détenteurs de ces connaissances, et aux machines ou aux documents qui servent de support. Les hommes sont concurrents, clients, fournisseurs…mais aussi,  à un niveau plus élevé, l’Etat français, voire l’Union Européenne et les organes qui le constituent : législatif, exécutif et judiciaire.

Au nom de la Loi…

C’est au niveau national que s’effectuera l’impulsion d’une démarche de protection de l’entreprise. Protection par la sensibilisation, tout d’abord, mais aussi par la constitution d’un corpus juridique et judiciaire autour de la notion de patrimoine informationnel. La définition de ce corpus pourrait avoir été mise en branle lors du dépôt de proposition de loi relative au secret des affaires. Cette initiative ne constitue cependant que la pierre fondatrice. Une surveillance des débats parlementaires ainsi que des positions prises par les acteurs de la société civile, tels que ministre, députés mais aussi organisations professionnelles impacteront le texte final qui sera adopté par le Parlement et promulgué au Journal Officiel. Plus le corpus juridique adopté sera en phase avec la réalité économique, plus il sera efficace dans la lutte contre l’espionnage, et plus les sanctions pénales qui seront prononcées auront, sur les espions en herbe ou chevronnés, un effet dissuasif. Mais les dommages collatéraux restent à craindre. Déjà, certains exégètes du projet de loi s’émeuvent des atteintes qui pourraient être portées, par ce biais, au droit à l’information. Le concept de guerre économique servirait alors de paravent à ces restrictions aux libertés : « la guerre économique mondiale a besoin d’individus dociles, psychologiquement conditionnés, elle n’a que faire des libertés humaines. » déclare déjà Olivier Labouret. Ces sanctions impacteront aussi la propagation sur des espaces publics virtuels de données à caractère professionnelle…ou des propos tenus sur l’entreprise et ses hommes. Cette propagation pourrait alors faire l’objet de clauses particulières dans les contrats de travail, de dispositions dans le règlement intérieur des entreprises, mais aussi de décisions judiciaires s’appuyant sur des textes existant ou sur des principes généraux du droit que le juge pourrait dégager des dispositions en vigueur. Toute prise de position verbale ou écrite par des professionnels du Droit, mais aussi des organisations professionnelles de salariés ou d’employeurs,  jettera un éclairage intéressant sur la prégnance des préoccupations de sécurité économique.

Le témoin le plus pertinent de la progression de cette démarche de guerre de l’information sera sans conteste les décisions de justice relatives aux propos tenus sur les espaces publics virtuels que constituent les médias sociaux, ainsi que les commentaires qui les accompagneront. La sévérité ou la mansuétude des juges pourrait trahir l’état d’adaptation et d’adoption du corpus juridique précédemment mentionné, et en particulier des notions de patrimoine informationnel et de secret des affaires, par les acteurs des professions juridiques et judiciaires. Simultanément, ces décisions de justice révéleront la prise de conscience ou, au contraire, l’indifférence face à l’impératif de la lutte contre l’espionnage prônée par les tenants de la guerre de l’information. Enfin, l’ampleur de la notion de secret des affaires, telle qu’elle ressort du projet de loi, laisse entendre, si la définition était maintenue en l’état, que cette notion relèvera de l’appréciation souveraine et « in concreto » du magistrat.

Vers une nouvelle race de veilleurs

L’évolution ou le statu quo précédemment évoqué pourrait bien sonner le réveil de l’intérêt des entreprises pour les professionnels de la veille et de l’Intelligence Economique ou marquer la poursuite de leur désintérêt. Dans la première hypothèse, la prise de conscience s’effectuera par le biais de la protection du patrimoine immatériel de l’entreprise : sensibilisation à la protection contre les dégâts causés par les démarches d’espionnage, de manipulation de l’information, mise en place de processus de classification et de diffusion de l’information selon son niveau de confidentialité, large diffusion des sanctions pénales infligées aux contrevenants du « secret d’entreprise » et accroissement des démarches de poursuites judiciaires à leur encontre.

Dans ce contexte, le profil recherché de chargé de veille pourrait être :

A.      Des profils à caractère technique, de type RSSI (Responsable de Sécurité des Systèmes Informatiques) bénéficiant d’une culture de l’Intelligence Economique acquise au cours d’une formation ou d’une expérience professionnelle antérieure. A moins que le DSI ne profite de l’évolution des mœurs pour acquérir une légitimité et passer d’une démarche de sûreté à celle de sécurité.

B.      Des profils issus des formations en Intelligence Economique ayant une expérience professionnelle ou une forte sensibilité pour les questions informatiques et techniques, afin d’être en mesure de mettre en œuvre la politique entrepreneuriale de gestion des informations.

C.      Des Community Managers dont l’une des missions pourrait être de détecter les propos tenus sur le Web conversationnel de nature à porter atteinte au fameux « secret d’entreprise » et d’alerter le service juridique de l’entreprise (ou le comptable dans les entreprises de taille modeste) afin que les mesures nécessaires soient prises pour faire cesser le préjudice (avertissement du Webmaster, de l’auteur des propos, etc.). Rien n’interdit, par ailleurs, d’imaginer que le Community Manager ne devienne le porte-parole de l’entreprise auprès des usagers du Web pour les éduquer sur les limites à leur liberté d’expression et les avertir des conséquences de certains propos avant la mise en œuvre d’une action plus coercitive.

D.      Des curators (ou pourquoi pas courtier en informations), nouveau venu à cheval entre le chargé de veille, le documentaliste et le Knowledge Manager, qui identifieraient, organiseraient et partageraient  les informations sensibles aux destinataires de l’entreprise préalablement sélectionnés en fonction de leur poste, d’une ou de plusieurs de leurs missions…et ce afin d’éviter que n’importe qui n’accède à n’importe quoi.

E.       Sans oublier, bien entendu, le Chargé de Veille Juridique, le comptable ou le juriste d’entreprise, etc. qui ne manqueront pas d’effectuer ou de faire faire une veille sur les évolutions légales, jurisprudentielles ou doctrinales. Car rien n’exclut une externalisation des prestations de Veille.

En tout état de cause, ces « nouveaux » professionnels de la Veille risquent de se trouver confrontés à une problématique éthique : être les simples porte-parole du collectif que constitue l’entreprise ou en être également la conscience, voire les chiens de garde ? Et si la guerre économique devient le leitmotiv, le Chargé de Veille risque fort de se retrouver pris entre deux feux : le groupe face à l’individu, la liberté contre la sécurité…Faut-il mettre à l’écart (voir plus) le salarié qui aura refusé de poser sur la photo du personnel de l’entreprise destinée à illustrer le site Internet ou la page Facebook pour préserver son droit à l’image ? C’est bien connu, en temps de guerre, tout est analysé sous le prisme de la prise de position. Et la neutralité n’est pas de mise. Pourtant, la sécurité de l’entreprise repose avant tout sur ses hommes, et la vengeance ou la frustration sont parfois les moteurs par lequel un individu peut déstabiliser un groupe, Internet servant alors de levier. Il en va de même pour les décisions stratégiques qui iraient à l’encontre du discours institutionnel de l’entreprise ou de la responsabilité sociétale qui est désormais la sienne. Et si le Chargé de Veille se trouvait de facto investi d’une obligation morale d’alerte sur les conséquences dommageables de la dénonciation par tel ou tel individu ou groupe de la discordance entre l’image voulue et l’image perçue ? Vaut-il mieux prévenir, au risque de passer pour une brebis galeuse, ou se contenter de guérir, en risquant de passer pour un professionnel incompétent ? Rien n’est simple, et la « bonne » attitude n’existe pas en soi.

Entreprises, attention contrôle

La défense du patrimoine immatériel de l’entreprise pourrait aussi prendre un autre visage : celui d’un contrôle préalable exercé sur les transferts de technologie ou les décisions de délocalisation, source d’acquisition illégale de haute technologie, notamment par des Etats extérieurs à l’Union Européenne. Il s’agirait alors de mesures régulatrices, destinées à freiner la fuite de savoir-faire, tant technologique qu’humain. Sur ce point aussi, la surveillance des normes juridiques tant françaises qu’européenne, des décisions de jurisprudence et des interventions des acteurs de la société civile donnera une idée de l’évolution des métiers de la veille. Il reste que les entreprises, dont le but premier est de gagner de l’argent, pourraient voir ce contrôle d’un mauvais œil, et invoquer une atteinte à la liberté d’entreprendre. Mais l’évolution des métiers de la veille glisserait alors d’un aspect politico-militaire vers un aspect économique, et marquerait une influence moins orientée vers la guerre économique, et davantage orientée vers l’Intelligence Economique.

Une option à envisager lors d’un prochain billet.

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